TER de maîtrise : « Le Net art, utopie ou réalité des publics ? » (soutenue en Sorbonne en Octobre 2003 par Jean Thevenin)

 

Résumé : Le réseau Internet est rapidement apparu pour certains créateurs (plasticiens, chercheurs, designers…) comme un espace où chacun pourrait s’exprimer en dehors des contraintes du système artistique. A la fin des années 90, une frange du monde de l’art contemporain (critiques, commissaires d’expositions, artistes), commence à s’intéresser à ces nouvelles formes de créations. Cette étude vise à mieux connaître les visiteurs d’expérimentations Net art et la manière dont ils perçoivent ces créations, afin de mieux comprendre l’écart de publics séparant les lieux d’exposition traditionnels (galeries, musées) des œuvres en ligne, et les différences d’interprétation dont elle font l’objet du fait de leur contexte.

 

Ce travail est basée sur l’étude de la réception de quatre œuvres en ligne :

-          « Google Adwords Happening » de Christophe Bruno

-          Spam !” du collectif vnatrc

-          « Cathbleue », site personnel

-          « 0m1 » de Xavier Malbreil

 

Je tiens à remercier chaleureusement les artistes ayant accepté de participer à mon enquête.

 

SYNTHÈSE

L’état de la recherche dans le domaine du Net art avait révélé des zones d’ombre dans l’étude de ce champ. Bien que certains chercheurs (on pense notamment à Pierre Robert ou Jean Pierre Balpe) se soient risqués à quelques hypothèses concernant le public de ces œuvres et la manière dont elles pourraient faire sens auprès des internautes, celles-ci étaient restées au stade de l’intuition, et la méthode employée relevait d’une sémiotique structurale, plus orientée vers des considérations esthétiques que sur une réelle prise en compte de la pluralité des visiteurs. D’autres théoriciens, tels que Roy Ascott, Pierre Lévy ou Fred Forest, s’étaient d’avantage penchés sur les transformations que provoque la création en réseau sur la société, le marché de l’art, ou la culture. Dans tous les cas, l’angle adopté se focalisait sur l’œuvre pour ensuite parvenir à des conclusions sur son environnement.

Afin de parvenir à une analyse pragmatique du public du Net art et de la manière dont il appréhende les œuvres, nous avons tout au long de ce mémoire cherché à nous placer du côté du récepteur. Le choix du questionnaire en ligne comme technique d’enquête a constitué l’élément majeur de notre travail, puisque celui-ci ne pouvait aboutir qu’en utilisant des échantillons importants, ouvrant la voie à une analyse quantitative des données. L’application d’une approche sociologique, relayée par une sémiotique peircienne (plus sensible aux différentes interprétations possibles d’un même objet) a permis d’entamer une première étude scientifique des utilisateurs du Net art, et d’esquisser une analyse de la réception des œuvres.

 

Morphologie des publics du Net art

Notre première hypothèse postulait la prédominance de personnes appartenant au « public de l’art » dans les visiteurs d’installations Net art. Les premières données recueillies sur le « Google Adwords happening » nous ont poussés à modifier cette hypothèse, puisqu’il semblait alors que le déterminant principal ne soit pas la fréquentation de musées et galeries mais plutôt du réseau Internet. La confrontation des résultats obtenus sur les quatre terrains de recherche nous conduit à nuancer cette affirmation :

 

Capital culturel et « capital cyberculturel »

La première donnée à prendre en compte dans cette morphologie concerne le niveau d’étude des visiteurs de sites Net art. Sur ce point les données récoltées sur les quatre terrains semblent converger : le pourcentage d’internautes possédant au minimum un diplôme de deuxième cycle universitaire varie de 48 à 57% selon les sites[1]. Bien qu’il faille relativiser ce chiffre en prenant en compte la surreprésentation des diplômés d’études supérieures dans les usagers d’Internet[2], cette proportion semble démontrer que la relation entre « capital culturel » et amour de l’art mise au jour par Pierre Bourdieu existe également dans le champ du Net art. On ne peut cependant en conclure à la similitude entre les visiteurs d’installations artistiques sur Internet et le public de l’art, puisque 23 à 41% de ces internautes n’ont visité ni musée ni galerie d’art au cours des 12 derniers mois.

Cependant, si ces groupes ne sont pas superposables, il n’en reste pas moins qu’on observe entre eux des similitudes structurelles : outre la relation existant entre le niveau d’étude et la visite de sites Net art, la fréquentation élevée du réseau Internet s’avère également une caractéristique récurrente dans le profil des visiteurs, puisqu’on observe que 28 à 43% d’entre eux affirment y passer plus de 21 heures par semaine. De plus, on constate que la catégorisation « Net art » est plus élevée chez les visiteurs passant davantage de temps sur le Web, comme l’illustre le graphique suivant :

Ce graphique met en lumière les déterminants influençant le choix des interprétants face à un site Net art. S’il n’est pas surprenant de constater que les personnes ayant visité un musée ou une galerie d’art au cours des 12 derniers mois associent plus aisément le representamen {site Internet} à l’objet {œuvre d’art}, la corrélation entre le temps passé sur Internet et cette catégorisation apparaît plus porteuse d’informations. Elle nous conduit à conclure sur l’influence d’une culture issue du médium Internet (ou cyberculture) dans l’appréciation de cet art.

Figure 4 : place du Net art par rapport à deux univers distincts

 

Cette modélisation met en évidence la manière dont les œuvres Net art s’inscrivent par rapport à deux systèmes de signes/valeurs : utilisant des référents (moteurs de recherche, navigation hypertexte, courriers non désirés…) et des valeurs (partage, gratuité, dénonciation des « marchands du temple » venant s’installer sur Internet…) appartenant à la cyberculture, le Net art n’a cependant pas réussi à trouver son indépendance vis-à-vis du monde de l’art. Le profil des visiteurs témoigne de ce double réseau d’influence sémiotique : la surreprésentation des internautes dotés d’un niveau d’étude supérieur et fréquentant les lieux traditionnels d’exposition d’art d’une part, et des internautes naviguant assidûment sur le réseau Internet parmi le public du Net art témoigne de cette tension entre deux univers culturels :

-           L’influence du monde de l’art contemporain se fait ressentir de par le profil des visiteurs et l’emploi fréquent de termes appartenant au champ lexical de l’art dans la liste de mots clefs définissant le site. Cette influence s’explique par les signes d’appropriation de ce domaine par les acteurs du monde de l’art (multiplication de colloques, d’articles dans la presse artistique généraliste, expositions sur des sites d’institutions muséales…), qui sont ensuite médiatisés et viennent former un contexte influant sur le processus interprétatif.

-           La cyberculture constitue également une source majeure d’interprétants convoqués par les visiteurs. Cette influence peut s’expliquer par le fait que les artistes utilisent Internet comme matériau et objet de leur art, et par la part importante que représentent les sites traitant de la cyberculture dans les sites de provenance des visiteurs.

 

Des interprétations libres

Contrairement à notre hypothèse de départ, qui supposait que les interprétants convoqués par les visiteurs de sites Net art se rapprocheraient de la sphère artistique, notre enquête semble démontrer une plus grande variété dans les sémiogenèses : 54 à 64% des visiteurs n’emploient aucun terme appartenant au champ lexical de l’art pour définir le site visité à l’aide de mots clefs (cette proportion augmentant chez les personnes fréquentant peu le réseau Internet ou les expositions d’art), et définissent plutôt le site selon son contenu que sa nature. Ainsi donc, malgré les similitudes entre les publics du Net art et ceux des expositions traditionnelles, il semblerait que le réseau Internet offre aux œuvres un contexte de médiation plus neutre que le cadre muséal, permettant au récepteur de l’installation artistique une certaine liberté dans le choix des interprétants. Le créateur du dispositif artistique  « mouchette » résume bien cette idée lorsqu’il affirme que 90% des visiteurs de son site se fichent que ce soit de l’art ou pas, et considèrent l’œuvre simplement en tant que site Web[3].

Cette situation implique une plus grande autonomie de l’artiste, puisque son travail ne sera pas vu à travers le prisme du discours d’un commissaire d’exposition ou d’un conservateur de musée. Cependant, il ne peut être totalement maître de la manière dont ses réalisations seront perçues, puisque outre certains paramètres telles que le dispositif technique de l’internaute (équipement informatique, type d’environnement et de navigateur utilisé) que le créateur ne peut maîtriser, des propriétés émergentes viendront interférer dans le sens de l’œuvre : la nature des sites la renvoyant en lien prendra notamment une grande importance dans la lecture qu’en feront les internautes.

 

Importance des sites de provenance

Cette bipolarité (univers artistique/univers du Web) est également visible dans le parcours des spectacteurs avant leur arrivée sur l’œuvre. En observant les sites de provenance des visiteurs (c’est à dire les sites les ayant renvoyé vers l’œuvre Net art), on en relève principalement deux types :

-          Les sites dont le sujet principal tourne autour de la création artistique, et pouvant exceptionnellement publier des articles sur des œuvres Net art. La majorité des visiteurs des oeuvres « 0m1 », « spam system », et « cathbleue » proviennent de ce type de sites.

-          Les sites traitant principalement de ce qui se passe sur Internet, mais n’affichant aucun attrait particulier pour le domaine artistique. La majorité des visiteurs du « Google Adwords happening » et plus de 10 % des visiteurs des trois autres sites étudiés proviennent de tels sites.

 

Contrairement à notre hypothèse de départ, les données recueillies tendent à montrer que la nature des sites ne conditionne pas l’interprétation de l’œuvre. Cependant l’observation quantitative des résultats fait apparaître une relation indirecte entre type de provenance et sémiogenèse : dans la mesure où les deux types de site définis plus haut attirent chacun des internautes possédant un profil dominant (respectivement une propension à fréquenter des lieux d’exposition d’art dans le premier cas et une certaine addiction pour le Web dans le deuxième), les types de site s’intéressant à l’œuvre et y renvoyant à l’aide d’un lien influeront sur le profil des visiteurs de l’œuvre, et par conséquent sur la manière dont elle sera lue. Ainsi le fait que les visiteurs du « Google Adwords happening » proviennent majoritairement de sites du deuxième type implique que les profils des visiteurs de cette œuvre se rapprocheront des profils de ces sites de provenance, notamment en terme de fréquentation assidue du réseau Internet. Or comme nous l’avons expliqué précédemment, la catégorisation du site Net art en œuvre d’art est favorisée par cette fréquentation assidue, et c’est pourquoi la majorité des visiteurs de l’œuvre de Christophe Bruno emploie des termes appartenant au champ lexical de l’art dans leur liste de mots clefs.

 

L’art de l’Internet, utopie ou réalité des publics ?

Peut-on après ces conclusions prétendre qu’il existe un public du Net art, comme il existe un public de l’art ? Les mots clefs employés par les visiteurs pour définir les œuvres permettent d’apporter un premier élément de réponse : sur les quatre terrains, le nombre d’internautes utilisant les termes « Net art », « Web art », ou d’autres formes dérivées, s’échelonne de 10% à 18%, ce qui peut être considéré comme faible et fort à la fois : faible en comparaison de la proportion employant le terme « art » seul (24 à 33%) ; fort au vu des conclusions avancées précédemment. Dans la mesure où les visiteurs provenant de portails de Net art restent ultra-minoritaires (de 4 à 15%) parmi le flux d’internautes se connectant à l’œuvre (encore une infirmation d’une de nos hypothèses de départ), une telle catégorisation ne peut être due qu’à une indication de l’artiste quant à la nature de son travail (comme c’est le cas pour le site de Christophe Bruno, qui n’a pas hésité à nommer sa page « Net art : the Google Adwords happening »), ou au bagage culturel du visiteur, qui a pu intérioriser ce terme après y avoir été confronté, et l’inclure dans l’ensemble des signes objets pouvant caractériser un site Web.

La variété des mots clefs employés pour définir les sites vient souligner la faiblesse de la critique Net art, qui permettrait une possible lecture collective et un début de consensus. Il est alors logique de constater qu’il n’existe pas de « public du Net art » à proprement parler, puisque aucune instance réellement influente ne vient valoriser certains interprétants aux dépens d’autres. Les publics du Net art se composent en fait majoritairement de deux groupes d’appartenance : le public de l’art contemporain, habitué à voir les frontières de l’art (qu’elles soient physiques ou morales) transgressées par les artistes, et qui peut voir dans l’art de l’Internet la manifestation d’un de ces dépassement ; et les gros utilisateurs du réseau Internet, qui se reconnaissent dans les valeurs défendues par les Net artistes, sont familiers des matériaux qu’ils utilisent dans leurs oeuvres (les moteurs de recherche, virus, courriers non désirés…), et peuvent ainsi adhérer aux projets artistiques sans avoir été préalablement familiarisés avec l’art contemporain. Dés lors, le mouvement Net art s’apparente à une poignée de representamen ambigus semés sur la toile et perçus par des publics divers, qui peuvent apprécier le message de l’artiste sans être contraint de faire appel au système de signes imposé par le monde de l’art.



[1] “Google Adwords Happening” : 48% ; “0m1” : 51% ; “spam system” : 53% et “cathbleue” : 57%

[2] Les résultats de l’enquête menée en novembre 2001 par l’institut Harris Interactive montrent que seuls 38% des internautes américains (la nationalité la plus représentée dans l’échantillon) ont un niveau inférieur ou égal au baccalauréat (contre 52% dans la population totale) ; 32% ont un niveau supérieur ou égal à bac+4 (contre 22% dans la population totale).

A la même période, en France, 49% des internautes disposait d’un niveau d’étude supérieur (source Jupiter MMXI- octobre 2001).

[3] Fourmentraux, J-P. (2002). Les ficelles du dispositif artistique « mouchette » : implication du spectateur et mise en forme de la réception dans le net.art. in Archée (http://archee.qc.ca/ar.php?page=article&no=175)